C’est dans sa franchise et sa verse habituelles que le président de l’union des forces démocratiques (Ufd) a répondu aux questions d’un pool des journalistes sur l’actualité sociopolitique guinéenne. Mamadou Baadiko Bah dresse un tableau sombre de la gouvernance CNRD éclaboussée par des scandales de surfacturation des marchés de gré à gré. L’acteur politique regrette de constater que la Cour de répression des infractions économiques et financières (CRIEF) soit instrumentalisée contre les adversaires politiques à même de s’opposer aux velléités de confiscation du pouvoir par le Cnrd en lieu et place de s’intéresser au budget de 6 milliards Gnf pour la rénovation de la résidence des Premiers ministres. L’ancien député a estimé que le Cnrd n’a pas la volonté d’organiser le retour à l’ordre constitutionnel. M. Bah à aussi évoqué le système éducatif guinéen “catastrophique”, selon lui. Ainsi que plusieurs autres sujets, notamment son absence dans les Forces vives de Guinée. Interview !
Guinee360.com : le Cnrd a célébré son 2e anniversaire, le 5 septembre 2023. Quel est votre regard sur la conduite de la transition?
Mamadou Baadiko Bah : On ne se lassera pas de dire qu’on peut tromper le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple, tout le temps. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est qu’on est très loin des belles proclamations de foi que nous avons entendues le 5 septembre 2021 sur la rigueur, la gestion transparente, toutes les règles éthiques qui s’imposent aux gouvernants, etc. Aujourd’hui, tout ce que nous voyons n’est que la continuité, avec la tentative de rafistolage de l’ancien système corrompu, ethniciste, violent et qui règne par la dictature, par la force et le déni des libertés fondamentales chèrement conquises par le peuple de Guinée. Ce qui s’est passé l’autre jour à Sonfonia n’en était que le symbole, l’illustration de cette situation extrêmement grave. Dans notre civilisation, on n’a pas plus sacré qu’un mort. Mais, ils ont cru devoir disperser un cortège funèbre au gaz lacrymogène. Cela veut dire que plus on avance, moins il y a le changement. Le CNRD jette le masque pour montrer qu’il est là par la force et qu’il a son agenda qu’il déroule tout seul ; ils n’ont pas besoin de la souveraineté du peuple.
Pensez-vous que la junte va respecter le chronogramme de 24 mois ?
Tous les éléments objectifs qu’on a en main montrent que ce chronogramme c’était juste un gadget diplomatique servi à la Cedeao, pour éviter des sanctions. On ne s’était pas privé de le dire à l’époque. Ces braves gens sont à l’école de leurs homologues du Tchad, du Burkina et du Mali, tous spécialistes dans ce genre d’exercice : donner un délai et ne rien faire après. Et puis, à l’approche, ils vont dire que « vous-mêmes vous constatez que le délai n’est pas tenable ». Je vous rappelle que le CNT qui est là que pour faire des tournées de propagande et voter des crédits, ils ont dit qu’ils ont voté un budget jusqu’en 2026. Ça veut dire ce que ça veut dire. Sur le terrain, on ne voit absolument rien qui montre qu’on avance vers un pouvoir démocratique, constitutionnel et issu de la souveraineté du peuple et qui apporte les vraies solutions pour sortir le pays de cette misère.
Sur un budget de 6000 milliards Gnf du chronogramme de la transition, le gouvernement n’a mobilisé que 100 millions Usd. Le CNRD estime que la Cedeao n’a honoré ses engagements d’appuyer la Guinée. Qu’en pensez-vous ?
Cela montre la contradiction du CNRD qui se tape la poitrine comme des souverainistes et qui disent pourtant après que c’est l’étranger qui n’a pas fait son travail pour que le peuple de Guinée puisse avoir des institutions démocratiques ! On réclame une rançon pour restituer le pouvoir aux civils, mais on ne dit à qui s’adresse cette demande très singulière. Aujourd’hui, il y a une crise économique et financière mondiale, aucun autre Etat n’a l’obligation de s’occuper de la Guinée, nous sommes indépendants depuis 65 ans. En plus, la cacophonie gouvernementale sur les montants disponibles, tantôt c’est 40 millions USD, tantôt 100 millions USD, ne nous a pas échappée. Et où sont logés ces montants? Personne ne sait puisqu’on n’a absolument rien qui montre que l’on avance concrètement. On nous lâche de petits ballons d’essai ; ils nous disent par exemple qu’il y aura un Senat comme si ce qui manque le plus à la Guinée ce sont de nouveaux bouffeurs ou des ministères flambant neuf, pour alourdir encore plus le fardeau déjà insoutenable qui pèse sur le peuple. Ce n’est pas sérieux puisque ça ne nous sort des problèmes qui ont amené les crises, la misère dans laquelle nous sommes. Aujourd’hui, nous sommes presque déstabilisés, c’est des milliers de jeunes qui s’engouffrent vers les Etats-Unis en passant par le Nicaragua, puisqu’il n’y a aucun avenir dans ce pays. Le Cnrd ne permet absolument aucune visibilité montrant que l’avenir est ici et pas ailleurs. Ensuite, toute la gestion est totalement opaque. Les scandales où on ne parle que de milliards se suivent exactement comme à l’époque précédente. La fameuse déclaration des biens au journal officiel est toujours impossible à avoir. Et pour cause ! Ceci explique bien cela…
A chaque fois qu’on lui a posé la question sur l’évolution de la transition, le ministre de l’Administration du territoire a rassuré que le processus est en avance. Qu’en pensez-vous ?
Ils sont en avance puisqu’ils n’ont de compte à rendre à personne, ils peuvent dire ce qu’ils veulent. Les médias qui peuvent les contredire sont bannis, en toute illégalité, comme Guineematin.com et d’autres. Mais, sinon concrètement, on ne voit rien. Effectivement, du point de vue des textes, ils sont prêts. Les gouverneurs, les préfets sont là et les délégations spéciales sont en train d’être installées partout. Ensuite, il y a des textes qui disent que les chefs de quartier et de district seront nommés par l’Etat. Donc, pour eux, le dispositif est complet. Ne restera que la Constitution dont nous sommes certains qu’elle sera taillée sur mesure.
Qu’en est-il de la nomination des chefs de quartier par les gouverneurs ?
Il n’y a rien de nouveau encore une fois. Ce pays a une histoire. A son époque, au lieu de rendre le pouvoir aux civils, le général Lansana Conté s’est organisé à fabriquer des textes, la Loi fondamentale, lui permettant de nommer les chefs de quartier et de district formant un rouage pour contrôler la population, les échéances électorales.
C’est un tableau sombre que vous venez de dépeindre de la situation actuelle de la Guinée. L’autre bilan catastrophique du CNRD c’est la répression des manifestations. 31 personnes ont été tuées sur l’Axe depuis juin 2022, selon les Forces vives. Que risque-t-il d’arriver si cela continue ?
Il va arriver ce qui arrive à tous les pouvoirs installés par la force, ça va être un pouvoir qui va aussi partir par la force. Et ce n’est pas dans l’intérêt du peuple de Guinée. Je vous rappelle tout de même les bruits de botte qu’il y a eu dans ce pays. Au mois de mai dernier, toute l’opinion était mobilisée par des histoires de sorcellerie ayant déclenché des affrontement de clans dans les forces de sécurité, avec le limogeage du général Sadiba Koulibaly, ancien chef d’état-major de l’armée et supposé homme fort de la junte. Dernièrement, vous avez entendu cette histoire où il y aurait eu un autre massacre puisqu’il y a un groupe de militaires qui tentait un coup de force. La logique de la dictature est implacable. Elle s’applique également à ceux qui en font usage.
Le Premier ministre, Bernard Goumou et le ministre porte-parole du gouvernement, Ousmane Gaoual Diallo, sont accusés dans des affaires de marchés de gré à gré. Que savez-vous de ces scandales sous le Cnrd qui avait promis d’être transparent dans la gestion de la transition ?
Je rappelle qu’on a une trentaine de ministères, mais à ce rythme, on n’est très mal barrés ! Si tous ces ministres-là doivent lancer des marchés de gré à gré pour la rénovation de leurs locaux qui en ont bien besoin, on n’est pas sortis de l’auberge ! Voilà leur priorité à 15 mois théoriquement de la fin de leur mandat ! On ne sait où ils vont prendre tout cet argent, sinon dans les caisses publiques. Ngujjo ko si tawii o suuɗoto, mo suuɗataako ko jattoowo. Ko jattooɓe wonnduɗen wonaa wuyɓe. Ko ɗun ɗoo woni : «Waɗee ko wattonwo men ƴetti». Je traduis : « Est voleur celui qui se cache pour prendre ce qui ne lui appartient pas. Mais celui qui se sert ouvertement dans les caisses de l’Etat en disant c’est légal, ce n’est plus un voleur, c’est un pillard, un brigand. Il ne compte que sur la force, car il s’estime au-dessus des lois. »
Les choses sont parfaitement claires : ce sont des actes d’autorité. On n’est plus dans de vols ou de détournements, on est dans le pillage à ciel ouvert. Ces jours-ci éclate le scandale de contrat sur le Simandou. Sachant que les militaires ne pouvaient pas en être bien informés, en octobre 2021, comme on venait de la 9e assemblée, nous avons envoyé au colonel Mamadi Doumbouya un document. Dans lequel document nous lui avons dit : « attention, le contrat de Simandou contenait des clauses stipulant qu’on allait verser 100 millions de dollars à des comptes inconnus ». C’était écrit dans le texte voté contre notre avis a l’Assemblée nationale. Ils n’ont pas répondu. C’est maintenant que ça apparaît à la place publique. Ce n’est pas tout. On lui a écrit également pour lui dire : « attention, il y a un énorme problème avec les troupes guinéennes des Nations unies. Nous n’avons jamais réussi au niveau de l’Assemblée (9e législature) à savoir comment étaient gérés les fonds énormes qui étaient versés tous les mois par les Nations-unis ». Nous leur avons dit et donc, ils le savent. Cela veut dire que le 5 septembre 2021 c’était une révolution de palais, une continuation du système prédateur, corrompu, ethniciste antérieur, avec de nouveaux acteurs et un nouvel habillage. Aujourd’hui, c’est clair.
Qu’en est-il de la CRIEF aujourd’hui ?
Après avoir applaudi à sa création, il apparait aujourd’hui que la CRIEF est destinée à neutraliser les adversaires politiques les plus redoutés par le CNRD et qui peuvent l’empêcher de mettre son agenda à exécution. On met surtout en prison ceux qui étaient des prétendants au pouvoir et qui luttaient déjà entre eux à l’époque du président Alpha Condé pour le succéder, alors même qu’il était encore là ! On pousse les autres en exil. Donc, la CRIEF c’est surtout et avant tout pour neutraliser ceux qui peuvent constituer de danger pour la réalisation de l’agenda caché de confiscation du pouvoir par le CNRD.
Le Premier ministre a déclaré que Cellou Dalein Diallo et Alpha Condé ne sont pas en exil du moment qu’il n’y a aucun mandat d’arrêt contre eux. Pour lui, ils peuvent rentrer s’ils le souhaitent. Cela ne vous rassure-t-il pas ?
On ne fait que nous poser cette question. C’est-à-dire qu’il faut que l’Etat de droit soit rétabli et que les gens aient la garantie de leur droit. Que personne ne puisse être injustement accusé et condamné uniquement pour être écarté de la course au pouvoir y compris l’ancien président Alpha Condé. Lui c’est autre chose c’est mon grand frère. En 1967, il avait 32 ans, quand on militait ensemble. Tout ce que je peux lui souhaiter c’est le repos, ce n’est pas des bagarres politiciennes. Mais sa place c’est en Guinée, il peut venir se reposer ici et dès qu’il fera son autocritique, je discuterai avec lui.
Jusque-là c’est seulement les Forces vives qui se font entendre à travers les manifestations. Quelle est votre position ?
On n’est pas des Forces vives. Nous n’avons jamais été d’aucun système qui a ruiné la Guinée. Les principaux acteurs des Forces vives sont des gens qui ont dirigés la Guinée et qui sont responsables de tout ce qui s’est passé ici. Vous avez vu que leur première revendication c’est de fermer la CRIEF, de libérer tout le monde et de ne demander de compte à personne. Est-ce que vous nous voyez en train d’aller défendre ça ?
Le chef de la junte, colonel Mamadi Doumbouya est annoncé à l’Assemblée générale de l’ONU. Est-ce véritablement une prouesse diplomatique du Cnrd ?
C’est vous qui pensez qu’on est en transition. Une transition c’est partir d’un point pour arriver à un autre. Mais là, le pouvoir est déjà confisqué, on n’est pas en transition, il n’y a pas de délai, pas de date, il n’y rien. Ils ont leur agenda et il faut la propagande pour arriver à se faire accepter à l’extérieur. Le Guinéen se croit indépendant et il passe le temps à chercher a s’afficher avec des étrangers pour se faire donner une légitimité. C’est lamentable. Il n’y a pas que le CNRD qui le fait, tous les dirigeants politiques le font. Ils se sentent quelqu’un que lorsqu’ils ont été adoubés par l’étranger.
Bientôt l’ouverture des classes. Quel diagnostic faites-vous du système éducatif guinéen?
Nous vivons une catastrophe monumentale. En Guinée, l’éducation est totalement dynamitée, elle n’existe plus. Je vous ai donné l’exemple de tous ces instituteurs qui ont acheté leur admission aux ENI alors que certains n’avaient même pas le brevet ! Dans la logique de prouver à tout prix que tout est réglé, on veut nous faire croire que l’éducation est totalement redressée ; ce n’est pas vrai. Il faut une action de très longue haleine pour arriver à sortir de ce désastre monumental. Le problème fondamental également est que l’éducation ne fabrique que des chômeurs et des inadaptés sociaux. Il faut rétablir l’orientation forcée à partir de la 7e année vers l’enseignement technique. Les communautés doivent aussi se mobiliser, le gouvernement ne peut pas tout faire, car la tâche est immense. Le ministre Guillaume Hawing fait quand même des choses utiles et intéressantes. Mais la pression politique, on la sent. L’obligation de montrer rapidement des résultats alors que ce n’est pas possible pèse sur le sauvetage de l’éducation. Je vous rappelle ce que disait notre cher maître, le héros Koumandjan Kéita : « l’éducation c’est comme une graine que vous mettez à terre et qui ne germera qu’au bout de 25 ans. Lorsque vous êtes sur le mauvais chemin, vous devez attendre 25 ans avant de le savoir. » Il faut que toute la communauté guinéenne sache que nous vivons une énorme catastrophe.