Dix à vingt mille réfugiés soudanais fuyant les combats ont déjà traversé vers le Tchad et leur nombre croît de jour en jour. Les humanitaires sont à pied d’œuvre pour préparer un afflux massif de réfugiés, mais les répercussions du conflit soudanais dans l’est du Tchad sont aussi économiques et sécuritaires.
À Koufroun, dans l’extrême est du Tchad, la frontière avec le Soudan se matérialise par un ouadi, une bande de terre sablonneuse formée par une rivière asséchée. Juchés sur des pick-up, des militaires tchadiens, fusils d’assaut en bandoulière, scrutent l’horizon. Quelques ombres traversent, transportant à dos d’âne de maigres provisions. « La frontière est fermée au transport de marchandises, mais on ne peut pas refouler ces personnes en danger », explique le lieutenant-colonel Ali Mahamat Sebey, préfet du département d’Assoungha.
« En face, c’est le Darfour. À 200 mètres se trouve la ville de Tendelti. Environ 80% de ses 32 000 habitants ont traversé la frontière après que l’armée soudanaise a déserté la localité », poursuit le jeune fonctionnaire. D’autres ont fui les attaques des milices, les pillages ou l’incendie de leur village.
Côté tchadien, les réfugiés s’abritent comme ils peuvent sous quelques arbres secs et dépourvus de feuillage. Derrière une toile à moitié déchirée, une jeune femme vient d’accoucher de jumeaux. Ici, on manque de tout. En cette période de ramadan, le jeûne n’est plus volontaire. « Nous assurons leur sécurité. Maintenant, c’est aux humanitaires de prendre le relai », indique le préfet.
Une mission de l’ONU
La réponse ne s’est pas fait attendre. Trois jours après le début du conflit au Soudan, l’ONU dépêche une mission conjointe du Programme alimentaire mondial (PAM) et du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR). « Il faut d’abord recenser les nouveaux arrivants pour pouvoir distribuer la nourriture et les produits de première nécessité », détaille Laura Lo Castro, représentante du HCR au Tchad. « Puis l’urgence maximale, c’est l’approvisionnement en eau ». La température avoisine les 44 degrés à l’ombre et l’unique puits se trouve du côté soudanais de la frontière.
Dans les bases humanitaires de Farchana, la ville tchadienne la plus proche, c’est le branle-bas de combat. Les agences de l’ONU se préparent au pire des scénarios. Les yeux rivés sur son ordinateur portable, le directeur du PAM, Pierre Honnorat, évalue les stocks de vivres disponibles à travers le pays et prépositionne plusieurs tonnes de denrées dans ses entrepôts de l’Est. « On se prépare à recevoir beaucoup, beaucoup plus de gens », confie-t-il.
Les réfugiés déjà présents proviennent essentiellement des villages frontaliers. « Les habitants des principales agglomérations encerclées par les RSF sont encore terrés chez eux, mais ils prendront massivement la route à la première accalmie », prédit Adoum Mahamat Ahmat, de la Commission tchadienne des réfugiés. « En 2003, pendant la guerre du Darfour, nous avons reçu plus de 130 000 réfugiés soudanais dans la province du Ouaddaï, c’est le même scénario qui se dessine actuellement, probablement pire », s’inquiète-t-il.
Le temps est compté. Dans un peu plus d’un mois, la saison des pluies rendra la zone frontalière impraticable. Il faudra relocaliser des réfugiés vers des camps déjà surpeuplés. À trois heures de route vers l’ouest, Pierre Honnorat arpente les allées du camp de Moura-Kouchaguine près d’Abéché. « Il y a déjà 17 000 personnes ici, dont une grande partie sont des enfants qui vivent dans un environnement très rude, presque désertique. » D’un groupe de réfugiés à l’autre, il tente d’expliquer que la prochaine distribution de vivres est sans doute la dernière, faute de financements. « L’an dernier, nous n’avons déjà pu distribuer que des demi rations à 35% d’entre eux, six mois sur douze », renchérit Zo Eorintany, responsable des urgences au PAM. Leur seule chance : que la crise soudanaise provoque un élan de générosité chez les bailleurs de fonds internationaux.
Le spectre de la guerre au Darfour
Malgré tout, les Soudanais déjà présents dans le camp se disent prêts à accueillir les nouveaux arrivants et partager avec eux leurs maigres ressources. « Après tout, ce sont nos frères », lâche, résigné, l’un d’entre eux. « L’aide humanitaire ne doit pas oublier les populations locales qui partagent leurs terres et leurs ressources avec les réfugiés », insiste le secrétaire général de la région du Ouaddaï Abakar Hissein Didigui. D’autant que la fermeture de la frontière provoque une flambée des prix. Sur les marchés approvisionnés jusqu’ici depuis le Soudan, la farine et le sucre se négocient déjà 30 à 40% plus cher. Le carburant pourrait également venir à manquer.
Le risque est également sécuritaire, 300 soldats des forces armées soudanaises, débordés par les RSF se sont déjà repliés côté tchadien. Une centaine d’entre eux qui avaient refusé de se laisser désarmer sont tombés dans une embuscade en territoire soudanais. Bilan : quatre morts et quatorze blessés pris en charge à l’hôpital d’Adré.
Le spectre de la guerre au Darfour qui a débuté il y a tout juste 20 ans et a entraîné la mort d’environ 300 000 personnes selon l’ONU, hante les esprits des habitants de la province du Ouaddaï. « Les milices Janjawid recrutées par El Béchir pour mater la rébellion ont pour beaucoup été institutionnalisées au sein des RSF », analyse un bon connaisseur de la zone. « Le Darfour est considéré comme le fief des paramilitaires et la potentielle zone de repli du général Mohamed Hamdane Daglo, dit “Hemedti”. Quelle que soit l’issue du conflit, l’est du Tchad en subira les conséquences », conclut-il.