La série coréenne ultra-violente de Netflix est en train de devenir un phénomène mondial. Petit « Squid Game pour les nuls » si vous n’êtes pas averti.
moins d’avoir hiberné ces dernières semaines, ou de vivre à l’écart de toute présence enfantine ou adolescente, vous avez forcément entendu parler de Squid Game. La série sud-coréenne lancée par Netflix est déjà en effet un phénomène mondial, en tête des séries regardées dans plus de 90 pays. Elle serait même en passe de devenir la série la plus populaire depuis la création du géant du streaming, dépassant La Casa de papel et autres Lupin.
La popularité de ce « jeu du calamar » atteignant des sommets dans les cours des collèges et des lycées (et même des écoles primaires), les prochaines réjouissances d’Halloween pourraient bien être colorées de rose, la couleur des uniformes des sinistres gardiens du camp de concentration mis en scène par la série. D’autant que les ventes des baskets blanches de la marque Vans portées par les joueurs du Squid Game ont déjà bondi de 7 800 %, selon Variety, et que la star de Squid Game, Jung Ho-yeon, vient d’être recrutée comme ambassadrice internationale par Louis Vuitton. Allez, on va considérer que vous avez hiberné ces derniers temps et vous proposer un petit « Squid Game pour les nuls ». Vous ne pourrez pas dire que vous n’êtes plus au courant.
Squid Game est un jeu d’adultes consentants… qui ne savent pas tout
Que raconte Squid Game ? Comment, dans la Corée d’aujourd’hui, des gens endettés jusqu’au cou, sans espoir de s’en sortir, sont sollicités par une mystérieuse organisation pour participer à un jeu dont la récompense financière (45,6 milliards de wons sud-coréens, soit environ 33 millions d’euros) pourrait les tirer d’affaire. Ils n’en connaissent pas toutes les règles, signent un contrat à l’aveugle ou presque, sont endormis et transportés dans un lieu inconnu, où on les concentre dans un hangar aménagé en dortoir géant. Ils sont 456 au début, réduits à l’identité du numéro imprimé sur leur survêtement, mais leur nombre va rapidement décroître. En effet, le fait de ne pas réussir les six jeux qu’on va progressivement leur proposer est sanctionné par la mort à bout portant. Et ça, ils ne le savaient pas. On pense à Hunger Games, à Battle Royale, ou au Prix du danger d’Yves Boisset, l’ancêtre français de ces fictions globalisées où l’on doit tuer son prochain si l’on veut survivre. Sauf que Squid Game est beaucoup plus pervers.
Squid Game joue sur les ressorts de l’enfance… et la massacre
C’est le point le plus intéressant, et le plus perturbant, de la série. Chacun des jeux proposés repose sur un souvenir d’enfance. Dès le prologue du premier épisode de la série, un flash-back en noir et blanc catapulte d’ailleurs le spectateur dans la jeunesse du protagoniste, un quadra séparé de sa femme et de sa fille qui, sans ressources, est retourné vivre chez sa mère. Un retour à l’enfance qu’il va payer au prix fort. On le découvre dans ces premières minutes jouant avec ses camarades d’école à ce « jeu du calamar », une sorte de synthèse entre la marelle et le sumo de cour de récré visiblement très populaire en Corée du Sud dans les années 1970-1980, et pas bien méchant. Contrairement aux jeux qui attendent le garçon devenu homme, des décennies plus tard, dans le hangar concentrationnaire de la série.
La première épreuve est une version sanguinaire de 1, 2, 3 soleil (on ne sait pas comment on le traduit en coréen). Convoyés dans un autre hangar peint comme une crèche, avec ciel bleu, nuages douillets et maisonnettes, les participants sont confrontés à un robot géant aux airs de petites filles à couettes. Lorsqu’elle se retourne et dit « 1,2,3 » avec sa voix de gamine, vous devez courir. Lorsqu’elle dit « soleil », vous arrêter. Si vous bougez, vous êtes disqualifié… à vie : des snipers installés dans les murs bleutés de cette crèche de mort pointent aussitôt leur canon depuis des trappes logées en hauteur (les miradors ici sont invisibles) et vous fusillent sous les yeux des autres participants.
Le sang gicle, sur les visages des victimes se lit la stupeur de mourir dans ce cadre idyllique qui leur rappelle leurs premiers pas ou leurs premiers gazouillis. Ça, c’est pour le premier jeu. On vous laisse découvrir les suivants. Tout aussi enfantins, tout aussi régressifs. Violemment régressifs. Les assistantes maternelles sont des assistants criminels. Les couloirs de la mort ont des escaliers multicolores et les toboggans charrient des corps en sang. On lèche des biscuits au sucre en attendant qu’un flingue se pose sur votre tempe, tenu par un gardien en combinaison rose et masque en forme d’enceinte Bluetooth frappée d’un carré, d’un triangle ou d’un rond, comme le logo d’une PlayStation. La barbarie n’a même plus de visage humain. Elle n’a plus de visage.
Squid Game ne respecte pas la vie humaine… ni même les cadavres
La série ne plaira pas à Robert Badinter. Dans Squid Game, la peine de mort règne en maîtresse et elle sanctionne un jeu. Faut-il s’en émouvoir ? Allons, après tout, ils l’ont cherché, peuvent se dire les spectateurs de la série, d’autant que les participants ont la possibilité d’arrêter de jouer s’ils sont en majorité. Mais voilà, il y a tellement d’argent à gagner… Dans Squid Game, une vie se chiffre donc à quelques milliers de wons.
Au départ, les joueurs jouent contre le système. Très vite, ils ne jouent plus que contre eux-mêmes. Atroce épisode 4 qui fait voler en éclats les règles déjà barbares du jeu, mais qui restait encadré, si l’on peut dire : plus vous tuez les autres, plus votre part potentielle, faute de concurrents, augmente. Ce n’est plus tant une question de survie qu’une question de fric. Les morts sont allongés dans des cercueils en forme de cadeau avec un nœud rose, même quand ils ne sont pas vraiment morts. On les brûle ensuite dans de gigantesques fours. Ni fleurs, ni couronnes, ni même respect du corps. Homère, s’il a existé, se retournerait dans sa tombe : oublié, le magnifique épisode de l’Iliade où Priam vient réclamer la dépouille de son fils à son meurtrier Achille, et l’obtient.
Dans Squid Game, les corps des fils, et ceux des pères, sont mêmement détruits, après qu’on a pris ce qui pouvait servir. Il y a (aussi) du trafic d’organes dans Squid Game. Les yeux des défunts, notamment, sont extraits par un « joueur » qui fut chirurgien dans une autre vie. En échange de ses services, les gardiens à la tête de ce marché anatomique lui dévoilent quel sera le prochain jeu pour qu’il puisse s’y préparer. Avantage stratégique pour le collabo de service. Collaborer, c’est donc gagner ? Aïe.
Squid Game est passionnant… mais pas pour tous les yeux
La série est incontestablement bien faite. C’est ce qui décuple la force de l’horreur qu’elle véhicule. Ambiance musicale minimaliste, obsédante. Acteurs très bons. Personnages bien construits, typés à souhait pour offrir un spectre presque complet d’une société contemporaine qui ne protège presque plus personne de la dégringolade, du chef d’entreprise à la migrante (ici, nord-coréenne). Les bourreaux ne sont pas épargnés par ce totalitarisme, soumis à un mode de vie de prisonniers dans la cellule qui leur sert de chambre et où ils sont filmés en continu, tués sur-le-champ si l’on découvre leur identité.
On peut y voir une invitation à ne pas oublier les horreurs du passé, ni que leur retour n’est jamais exclu dès lors que la vie d’autrui n’est plus vue que comme un obstacle vers le pouvoir sur l’autre que donne la richesse (métaphorisée ici par une grosse tirelire transparente en forme de cochon, suspendue au-dessus de la tête des « joueurs », et qui ne cesse de se remplir de billets de banque au fil des morts brutales). On peut y voir une critique des inégalités de richesse bien réelles dans la société sud-coréenne, comme l’a analysé The Guardian chiffres à l’appui, ou une attaque contre le capitalisme en général, même si le succès de Squid Game et la frénésie commerciale autour de la série ne font, au contraire, qu’en illustrer les thèses.
C’est ce qui rend la série passionnante à bien des titres, à condition d’être un peu équipé par la vie : autrement dit, d’avoir l’âge suffisant pour prendre du recul quand on s’aventure par-delà le bien et le mal. Ou d’avoir lu Hannah Arendt ? Le fait que Squid Game se soit récemment invitée dans une cour de récréation en Belgique, où des gamins de primaire s’étaient amusés à reproduire ses jeux mortels, est un signal. Aller, ce n’est qu’une fiction, du faux, de l’hémoglobine, des acteurs… Certes, mais Madame Bovary, c’est moi. Les récits nous forment. Nous construisent. La culture, c’est la vie. La pop culture aussi. Squid Game est interdite aux moins de 16 ans, mais son accessibilité en quelques clics la met à la portée de tous les yeux. Il faut juste le savoir. « Tuer n’est pas jouer ? » Jouer n’est pas tuer.
Source: Le Point