Dans une interview accordée à un pool de médias dont Guinee360.com, le juriste Alhassane Makanera Kaké s’est exprimé sur plusieurs sujets qui alimentent l’actualité sociopolitique ces derniers temps en Guinée. L’enseignant-chercheur dresse le bilan des deux ans de gestion du CNRD et fait des propositions pour la réussite de la transition. M. Kaké s’est aussi prononcé sur la Loi des finances rectificative (LFR 2023), les scandales de la rénovation de la résidence des Premiers ministres et l’extension du Ministère des Postes, des Télécommunications et de l’Économie numérique. Pour «redresser» la transition qui, selon lui, manque de «lisibilité» sur certains aspects, le professeur de droit des finances publiques demande au chef de la junte colonel Mamadi Doumbouya de former un gouvernement d’union nationale.
Guinee360.com: Le CNRD vient de célébrer l’an 2 de son accession au pouvoir. Comment évaluez-vous son bilan?
Alhassane Makanera: Franchement, c’est difficile d’évaluer l’action du CNRD. Pour la simple raison, pour la première fois, quand la Charte de la transition a été promulguée, j’ai déclaré ouvertement que cette Charte comporte des insuffisances parce qu’elle devrait dire exactement ce que le CNRD devrait faire. Pour moi, la conduite de la transition devrait être claire, définie et même datée. Malheureusement, je n’ai pas été entendu. On aurait pu avoir des instruments annexes pour dire ce que le CNRD doit faire pendant la transition. Ça n’a pas été fait. Quand on dit qu’il faut évaluer, on va l’évaluer par rapport à quoi ? C’est très compliqué. C’est comme si vous réunissez des élèves dans une classe, vous ne leur donnez pas les matières qu’ils doivent apprendre, ils se débrouillent de gauche à droite, certains apprennent la physique, d’autres la géographie, d’autres l’histoire, ainsi de suite. Vraiment, moi, je me demande comment j’évalue le CNRD.
Voulez-vous dire que le CNRD n’a pas de bilan?
Non, il y a un bilan. Mais est-ce que c’est ce qu’on leur a demandé de faire pendant la transition? C’est cela ma question parce qu’il y a des objectifs de l’évaluation. Il y a ce qu’on évalue. Mais en réalité on évalue quoi ? C’est ça ma question.
Pourtant, le CNRD se félicite d’avoir réalisé des infrastructures routières. De l’autre côté, le ministre de l’administration du territoire rassure que le gouvernement est en avance par rapport à l’exécution du chronogramme de transition. Qu’en pensez-vous?
Commençons mot par mot. Est-ce que c’est écrit dans la Charte que pendant la transition, on doit faire des infrastructures routières? C’est ça ma question. Donc, on a raté les choses depuis le début. Maintenant, quand on dit qu’il faut regarder ce qu’ils ont fait, même ce qui ne rentre pas dans le cadre de la transition, ce qu’ils devraient faire, et ce que les autres ont fait, ça c’est une autre dimension de comparaison. Est-ce que rénover les bâtiments administratifs, c’est lié à la transition ou c’est détachable à la transition? Parce que, pour moi, l’élément fondamental de la transition ne peut être que les actes non détachables à la transition. Mais, il faudrait bien qu’on soit d’accord sur ce qu’on devait faire pendant la transition. Maintenant, si on fait une évaluation globale, j’ai vu des routes qui ont été faites et des bâtiments qui ont été rénovés. Mais, ce que j’ai vraiment aimé, si je parle de la gouvernance, le gouvernement a été proactif il faut le reconnaître lorsque nos compatriotes sont en difficulté dans les autres pays, on ne connaissait pas ça en Guinée. On met ça à leur actif.
Plusieurs acteurs craignent déjà un glissement du calendrier de la transition. Partagez-vous cette crainte?
Pour moi, on ne raisonne pas la transition en termes de délai, mais en termes d’objectif à régler et en termes de participation. Je me demande pourquoi on dit qu’il faut un président militaire pour être à la tête de la transition. Pour moi, c’est un débat qu’on devrait ouvrir quand il y a eu la prise du pouvoir. Dans la transition, il faut impliquer tout le monde. Pourquoi ne pas mettre en place un gouvernement d’union nationale au lieu d’un gouvernement ciblé sur un groupe de personnes? Ce gouvernement d’union nationale travaille pour toute la nation. Mais, je vois mal comment une seule équipe travaille pour toute la nation. Parce que, pour moi, personne ne doit être en prison pendant la transition, tout le monde vient et on règle toutes les questions, on met en place un gouvernement d’union nationale qui s’occupe de tout. Cela a toujours été ma proposition et telle est ma vision de la transition.
Le Premier ministre, Bernard Goumou, et le ministre porte-parole du gouvernement, Ousmane Gaoual Diallo, sont accusés de surfacturation dans la passation des marchés publics dans le cadre de la rénovation des bâtiments de l’Etat. Qu’en savez-vous?
Je commencerai par dire qu’il y a deux méthodes de passation des marchés en Guinée. Il y a ce qu’on appelle appel d’offres, c’est à dire appel à la concurrence et il y a la dérogation qu’on appelle gré à gré. Mais attention, gré à gré signifie que l’administration peut contracter avec son cocontractant sans lancer l’appel d’offres, mais sans aussi exclure que la consultation est restreinte. Mais le gré à gré n’est possible que dans les cas suivants. Lorsque c’est un marché de sécurité et de défense nationale, c’est obligatoirement gré à gré. Mais, il y a des conditions qui peuvent faire en sorte qu’un marché soit passé gré à gré qui ne relève ni de la défense, ni de la sécurité nationale. Dans ce cas, il faudrait absolument l’accord du ministre en charge de l’Economie et des finances. Ensuite, s’il y a cet accord, la lettre doit justifier qu’il faut qu’on passe par gré à gré et non par le mode normal. Et également, la société qui obtient le gré à gré a l’obligation de publier son bilan, son compte de résultat pour permettre de déterminer son prix. C’est ce qui permet exactement de comprendre et de savoir s’il y a une surfacturation ou pas. La question qui est posée à laquelle on peut essayer de répondre, c’est: est-ce qu’il y a eu respect de la procédure en la matière? Cela appartient au juge de le dire. Un juriste dit la loi, le juge rend le jugement. Voici un peu ce que je veux dire sur cette question.
Le gouvernement a présenté le projet de la loi de finance rectificative 2023 le 11 septembre dernier au CNT. Quel est votre constat sur son contenu ?
Pour la Loi de finance rectificative (LFR), on a constaté qu’il y a une baisse des dépenses. Et à certains endroits, notamment au niveau de la douane, il y a eu la baisse des recettes également. Les moyens de financement du déficit égalent à 3,77% du PIB sont devenus énormes. Et les sources de financement ne sont pas assez fiables. C’est pourquoi, nous ne comprenons pas les projets envisagés pour régler cette question. Seulement, comme c’est une Loi de finance rectificative, ce n’est pas aussi important. Mais, il faudrait quand même en réalité, que la Loi de finance initiale (LFI 2024) qu’il y ait beaucoup plus de courage, d’objectivité et de vision pour faire le budget de 2024, un budget au statut de développement de la Guinée parce que pratiquement l’autre appartient au passé.
Qu’en est-il de la programmation budgétaire 2024-2026?
Je vous dirai seulement que le CNRD et le CNT n’ont pas besoin d’un budget de programme. C’est une administration centrale. Ce sont les salaires qui sont payés. Ils ne se mettent pas dans un cadre d’investissement. Ce n’est pas le même CNT qui fait. Donc, il faut d’abord dire quand est-ce qu’on a besoin d’un budget de programmation et qui doit bénéficier? Il faut que la loi le dise. Moi, je dis clairement que le CNT n’a pas besoin d’un budget de programmation.
Le ministre de l’Administration du territoire a récemment rencontré les préfets et les gouverneurs pour les outiller davantage sur comment gérer l’administration décentralisée.
Des observateurs pensent que cela traduit la volonté du CNRD de se maintenir au pouvoir. Quelle est votre lecture?
C’est une très bonne chose de les outiller sur comment gérer l’administration. Mais, je pense qu’on peut faire mieux que ce qui a été fait. Il s’agit réellement de les former. Il faut mettre carrément un cadre de formation et qu’il y ait une obligation de sélection parmi les agents formés qui sont aptes à exécuter un service. Mais, on ne peut pas ramasser tout le monde pour dire je forme. Moi tout ce qui concerne renforcement de capacité de l’administration je suis pour parce que le véritable problème de la Guinée c’est notre administration. On prend qui on veut, on le confie à n’importe quel poste. Donc quand on veut former ces gens-là, il faut en être fier. Maintenant, le CNRD pour son petit temps qui reste, peut faire un programme de formation, mais l’administration a besoin d’une formation en continue.
Une décision prise récemment par le gouvernement a donné le pouvoir à ces gouverneurs de nommer les chefs de quartiers et districts. Quelle est votre analyse?
Cela est un débat qu’on va laisser aux politiciens. Même si la loi prévoyait quelque chose, mais vous avez constaté que la loi a été éliminée. Comme la loi a été annulée, on ne parle plus de loi. Mais un politicien doit penser au pire. Mais jusqu’à date, moi, je ne peux pas dire qu’il y a quelque chose derrière.